Rapport sur la Fédération des artistes de la Commune de Paris

Introduction

Pour poursuivre mon hommage à la Commune, je reproduis ici le Rapport sur la fédération des artistes de Paris publié dans le Journal officiel de la Commune le 15 avril 1871.

La fédération des artistes est une idée de Gustave Courbet, qui comme on le sait était très impliqué dans la Commune et pas seulement dans la destruction de la colonne Vendôme. Il fut élu maire du VIe arrondissement, chargé de gérer la collection d’objets d’art de Thiers (dont la maison devait être rasée), et surtout il avait été nommé « président des arts » avant la mise en place de la fédération. L’idée même de fédération, qui renvoyait au vocabulaire de la Révolution de 1789 (la fête de la Fédération), s’était développée au XIXe siècle dans le sens d’une fédération internationale. Dans L’éducation sentimentale, pendant les journées de juin 1848, le héros Frédéric Moreau rêve d’une « fédération européenne », tandis que les communards parisiens espéraient organiser une fédération des communes de France. La fédération, ainsi conçue, allait de pair avec les idées d’émancipation du peuple, d’égalité et d’organisation démocratique. Ce sont les principes qu’on retrouve dans le rapport sur la fédération des artistes, qui insiste sur l’organisation des élections des représentants, l’égalité et la solidarité de tous les membres de la fédération, et la « libre expansion de l’art, dégagé de toute tutelle gouvernementale »1.  En effet, il faut rappeler que le monde de l’art était alors contrôlé par de puissantes institutions étatiques, comme l’Académie, qui organisait chaque année le Salon, décernait les prix et décidait des carrières les plus en vues, et était dépendante du pouvoir en place. Évidemment, le risque de la censure étatique était toujours possible. De plus, le marché privé avec ses galeries et ses collectionneurs commençait à ressembler à ce qu’il deviendra au XXe siècle, c’est-à-dire un système où les artistes sont mis en concurrence et où l’art n’est qu’une valeur commerciale. Pour sortir de ce système à deux têtes qui renforçait les inégalités entre artistes, comme Ulysse naviguant entre Charybde et Scylla, la fédération des artistes de la Commune cherche à renouer avec le corporatisme, fondée sur un imaginaire médiéval où la corporation était synonyme d’entre-aide et d’auto-organisation des artisans entre eux, mais aussi d’autonomie communale et de lutte contre les marchands.  

Ce rapport, qui n’est pas à proprement parler un « manifeste », comme on le lit souvent, fut rédigé par Eugène Pottier (1816-1887). L’auteur de l’Internationale (écrite en juin 1871, alors qu’il se cachait des Versaillais qui l’avait condamné à mort), est plus représentatif que Courbet, selon Kristin Ross, du genre d’artistes qui pouvaient espérer une amélioration de leur condition grâce à la fédération des artistes2. Pottier est en effet un modèle d’artisan devenu dirigeant d’une fabrique de textiles imprimés, tout en écrivant de la poésie et des chansons, marqué par les idéaux fouriéristes de l’éducation pour toustes et du « travail attrayant ». Grâce à l’éducation, personne ne serait plus condamné à l’ignorance et à la misère ; grâce au travail attrayant, personne ne considèrerait plus le travail comme un labeur épuisant et détestable. L’art n’est que le synonyme du travail attrayant ; autrement dit, l’art n’est plus un luxe réservé à l’appréciation des oisifs (des bourgeois), mais le travail lui-même devenu utile et agréable. Telle est la définition du « luxe communal », que le rapport de Pottier appelle de ses vœux. C’est pourquoi la fédération des artistes de la Commune entend dépasser l’opposition qui s’était instituée à l’époque entre les beaux-arts et les arts « dits improprement industriels », précise Pottier qui préfère le terme d’« arts décoratifs » (dont il est lui-même un représentant).

Après son assemblée tenue le 13 avril, la fédération tint ses premières élections le 17, au cours desquelles furent élus 47 délégués, dont chez les peintres Courbet, Corot, Manet (bien qu’absent de Paris), Daumier chez les graveurs et Pottier chez les artistes décoratifs. Mais, alors que ces statuts en donnaient la possibilité, aucune femme, je crois, ne fut élue. Ce n’est pas très étonnant puisque les commissions communardes ont largement été dominées par des hommes, malgré la forte mobilisation et les protestations des femmes engagées dans le mouvement. Une des urgences de la fédération est la réouverture des musées, aussi nomme-t-elle des directeurs provisoires du Louvre et du Luxembourg le 16 mai. Pendant ce temps, les artistes de l’opéra, du théâtre et des scènes de musique (ce qu’on appellerait aujourd’hui les artistes du spectacle vivant) s’organisent à leur tour en fédération.

La fédération des artistes de la Commune n’aura pas eu le temps de vraiment fonctionner, mais, comme l’affirmera, bien des années après, un sculpteur qui y avait participé, « les résultats des propositions [du rapport] ont été grands. Non pas parce qu’elles ont élevé le niveau de l’art […] mais parce qu’elles ont répandu l’art partout. »3

On se plaît à imaginer ce que donnerait, dans le monde actuel, alors que les musées sont fermés et que bon nombre d’artistes voient leurs expositions privées de visiteurs et peinent à travailler, à survivre même, une fédération des artistes semblable à celle d’Eugène Pottier. Quoiqu’il en soit, cet effort d’organisation collective, solidaire et autogérée fait écho aux réflexions et aux actions de groupes d’artistes comme Art en grève ou La Buse qui militent aujourd’hui pour que les travailleuses et travailleurs de l’art ne subissent plus la précarité dans laquelle la configuration néolibérale du monde de l’art et la crise sanitaire, aggravée par l’indifférence du gouvernement à leur égard, les enfoncent chaque jour davantage. Souhaitons que l’anniversaire de la fédération des artistes de la Commune serve de caisse de résonance à leur combat.

Rapport sur la fédération des artistes de la Commune

Assemblée des artistes.

Hier, à deux heures, a eu lieu, dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine, la réunion d’artistes provoquée par M. Courbet, avec l’autorisation de la Commune. La salle était absolument pleine, et tous les arts y étaient largement représentés. Nous remarquons parmi les peintres MM. Feyen-Perrin, Héreau ; MM. Moulin et Delaplanche, parmi les sculpteurs ; la caricature a envoyé Bertall, la gravure M. Michelin, la critique M. Philippe Burty. — Beaucoup d’architectes et d’ornemanistes. Une assemblée de plus de quatre cents personnes. 
Courbet préside, assisté de MM. Moulin et Pottier. Ce dernier donne, avant tout, lecture d’un rapport élaboré par une commission préparatoire et rédigé par lui. Ce document, très-intéressant, contenait des considérations vraiment élevées sur les besoins et les destinées de l’art contemporain. 
Confier aux artistes seuls la gestion de leurs intérêts.
C’est cette idée qui paraît dominer dans l’esprit du rapport de la sous-commission. Il s’agit d’instituer une fédération des artistes de Paris, en comprenant sous ce titre tous ceux qui exposent leurs œuvres à Paris.

Fédération des artistes de Paris.

Les artistes de Paris adhérant aux principes de la République communale se constituent en fédération.
Ce ralliement de toutes les intelligences artistiques aura pour bases :
« La libre expansion de l’art, dégagé de toute tutelle gouvernementale et de tous privilèges,
L’égalité des droits entre tous les membres de la fédération.
L’indépendance et la dignité de chaque artiste mises sous la sauvegarde de tous par la création d’un comité élu au suffrage universel des artistes. » Ce comité fortifie les liens de solidarité et réalise l’unité d’action.

Constitution du comité.

Le comité est composé de 47 membres représentant les diverses facultés, savoir :
16 peintres.
10 sculpteurs,
5 architectes,
6 graveurs et lithographes,
10 membres représentant l’art décoratif, nommé improprement art industriel.
Ils sont nommés au scrutin de liste et au vote secret.
Ont droit de prendre part au vote les citoyens et citoyennes qui justifient de la qualité d’artistes, soit par la notoriété de leurs travaux, soit par une carte d’exposant, soit par une attestation écrite de deux parrains artistes.
Les membres du comité sont élus pour une année.
À l’expiration du mandat, quinze membres, désignés par un vote secret du comité, resteront en fonctions pendant l’année suivante, les trente-deux autres membres seront remplacés.
Les membres sortants ne peuvent être réélus qu’au bout d’une année d’intervalle.
Le droit de révocation peut être exercé contre un membre qui ne remplit pas son mandat. Cette révocation ne peut être prononcée qu’un mois après que la demande en a été faite, et, si elle est votée en assemblée générale, à la majorité des deux tiers des votants.

Détermination du mandat.

Ce gouvernement du monde des arts par les artistes a pour mission :
La conservation des trésors du passé ;
La mise en œuvre et en lumière de tous les éléments du présent ;
La régénération de l’avenir par l’enseignement.

Monuments, Musées.

Les monuments, au point de vue artistique, les musées et les établissements de Paris renfermant des galeries, collections et bibliothèques d’œuvres d’art, n’appartenant point à des particuliers, sont confiés à la conservation et à la surveillance administrative du comité.
Il en dresse, conserve, rectifie et complète les plans, inventaires, répertoires et catalogues.
Il les met à la disposition du public pour favoriser les études et satisfaire la curiosité des visiteurs.
Il constate l’état de conservation des édifices, signale les réparations urgentes, et présente à la Commune un compte rendu fréquent de ses travaux.
Après examen de leur capacité et enquête sur leur moralité il nomme des administrateurs, secrétaires, archivistes et gardiens, pour assurer les besoins du service de ces établissements et pour les expositions, dont il sera ultérieurement parlé.
Il les révoque pour cause de négligence, mauvaises gestions ou malversations constatées.

Expositions.

Le comité organise les expositions communales, nationales et internationales ayant lieu à Paris.
Pour les exposition nationales ou internationales qui n’ont pas lieu à Paris, il délègue une commission chargée des intérêts des artistes parisiens.
Il n’y admet que des œuvres signées de leurs auteurs, créations originales ou traductions d’un art par un autre, telle que la gravure traduisant la peinture, etc.
Il repousse d’une manière absolue toute exhibition mercantile, tendant à substituer le nom de l’éditeur ou du fabricant à celui du véritable créateur.
Il n’est pas décerné de récompenses.
Les travaux ordinaires commandés par la Commune seront répartis entre les artistes que les suffrages de tous les exposants auront désignés.
Les travaux extraordinaires sont donnés au concours.

Enseignement.

Le comité surveille l’enseignement du dessin et du modelage dans les écoles primaires et professionnelles communales, dont les professeurs sont nommés au concours ; il favorise l’introduction des méthodes attrayantes et logiques, estampille les modèles, et désigne les sujets chez lesquels se révèle un génie supérieur, et dont les études doivent être complétées aux frais de la Commune.

Il provoque et encourage la construction de vastes salles pour l’enseignement supérieur, pour des conférences sur l’esthétique, l’histoire et la philosophie de l’art.

Publicité.

Il sera créé un organe de publicité intitulé : Officiel des arts.
Ce journal publiera, sous le contrôle et la responsabilité du comité, les faits concernant le monde des arts et les renseignements utiles aux artistes.
Il publiera les comptes rendus des travaux du comité, le procès-verbal de leurs séances, le budget des recettes et dépenses et tous les travaux de statistique apportant la lumière et préparant l’ordre.
La partie littéraire, consacrée aux dissertations sur l’esthétique, sera un champ neutre ouvert à toutes les opinions et à tous les systèmes.
Progressif, indépendant, digne et sincère, l’Officiel des arts sera la constatation la plus sérieuse de notre régénération.

Arbitrages.

Pour toutes les contestations litigieuses relatives aux arts, le comité, sur la demande des parties intéressées, artistes ou autres, désigne des arbitres conciliateurs.
Dans les questions de principe et d’intérêt général, le comité se constitue en conseil arbitral, et ses décisions sont insérées à l’Officiel des arts.

Initiative individuelle.

Le comité invite tout citoyen à lui communiquer toute proposition, projet, mémoire, avis ayant pour but le progrès dans l’art, l’émancipation morale ou intellectuelle des artistes, ou l’amélioration matérielle de leur sort.
Il en rend compte à la Commune et prête son appui moral et sa collaboration à tout ce qu’il juge praticable.
Il appelle l’opinion publique à sanctionner toutes les tentatives de progrès, en donnant à ces propositions la publicité de l’Officiel des arts.
Enfin, par la parole, la plume, le crayon, par la reproduction populaire des chefs-d’œuvre, par l’image intelligente et moralisatrice qu’on peut répandre à profusion et afficher aux mairies des plus humbles communes de France, le comité concourra à notre régénération à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir et à la République universelle.

Courbet, Moulinet, Stephen Martin, Alexandre Jousse, Roszezench, Trichon, Dalou, Jules Héreau, C. Chabert, H. Dubois, A. Faleynière, Eugène Pottier, Perrin, A. Moulliard.

  1. Sur ces points précis, lire Gonzalo J. Sánchez, Organizing Independence : the Artists Federation of the Paris Commune and Its Legacy, 1871-1889, Lincoln and London, University of Nebraska Press, 1997, p. 45. []
  2. Je renvoie encore à l’indépassable K. Ross, L’imaginaire de la Commune, trad. É. Debonesque, Paris, La fabrique, 2015, p. 58-69. []
  3. Cité par K. Ross, p. 69. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Thomas Golsenne (15 avril 2021). Rapport sur la Fédération des artistes de la Commune de Paris. Motifs. Consulté le 7 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/rn08


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