For Amanda and Jonathan, lovingly

À Birmingham, dans un élégant édifice néogothique, la Ikon Gallery accueille depuis le 23 février une exposition d’un peintre cher à mon cœur : Carlo Crivelli. Shadows on the Sky (jusqu’au 29 mai). C’est un événement à plus d’un titre. D’une part, les expositions consacrées à ce peintre vénitien du XV^e siècle sont relativement rares, les deux dernières ayant eu lieu à Milan en 2009-2010 et à Boston en 2015-2016. D’autre part, parce que l’exposition de Birmingham a lieu dans un centre d’art contemporain et que les œuvres de Crivelli, provenant de musées de Londres, de Berlin ou encore du Vatican, partagent les cimaises avec des pièces d’artistes vivant de nos jours.

Voir les délicats tableaux du Vénitien dans les conditions d’un white cube change radicalement l’expérience que l’on peut en avoir. Disposant d’un mur entier d’un blanc immaculé, éclairé de manière impeccable, accroché relativement bas, chaque tableau peut bénéficier d’une attention soutenue. Tous les raffinements du peintre vénitien, ses motifs ornementaux délicatement ciselés sur les fonds d’art ou dessinés sur les vêtements des personnages, ses bijoux, auréoles, modelés sur la surface, ses détails curieux, comme la mouche déposée sur la niche qui abrite sainte Catherine ou le parapet qui isole la Vierge à l’Enfant du Victoria & Albert Museum, peuvent être appréciés d’autant mieux qu’aucune barrière n’empêche le spectateur ou la spectatrice de s’en approcher à loisir.

La qualité haptique de la peinture crivellesque est ainsi parfaitement mise en valeur. Comme l’écrit Amanda Hilliam, l’historienne de l’art commissaire scientifique de l’exposition, dans l’introduction du beau catalogue qu’elle a dirigé avec Jonathan Watkins, le directeur de l’Ikon Gallery¹ , nous ne voyons plus les peintures de Crivelli comme au XV^e siècle, grands retables perchés derrière les autels des églises des Marches ; « mais peut-être, de manière inattendue, y avons-nous gagné quelque chose de significatif. » Regarder son œuvre en détail comme nous le permet l’exposition de Birmingham nous donne le même accès à l’intimité de son travail que les images en haute définition des reproductions numériques qui sont dorénavant accessibles au public. Ainsi, nous pouvons observer la peinture de Crivelli « comme jamais ses premiers spectateurs n’auraient pu le faire ».

Le rapprochement de l’Annonciation avec s. Emidio ou de la Vision du bienheureux Gabriele Ferretti avec des pièces de deux artistes contemporaines contribue fortement à ce dépaysement. Les installations du Susan Collins produisent un effet de surprise, passées les deux premières salles. Au premier abord, on voit, dépités, des vieilles planches de bois trainant au sol, un drap et une blouse tachées de peinture, des chevilles enfoncées dans le mur, en attente de tableaux à accrocher, dont l’un semble encore emballé dans sa protection, un balais, comme si l’exposition était encore en cours d’installation et que l’équipe avait laissé négligemment son matériel pendant la pause déjeuner.

Un regard plus attentif et rapproché (et un coup d’œil jeté sur les cartels) dévoile la supercherie. En réalité, les taches de peinture sur le drap et la blouse sont des fils brodés à la main, la vis logée dans la cheville est en argent poinçonné, celles répandues sur le balais sont de la nacre, des perles, des pierres précieuses, les planches de bois écaillées sont recouvertes de malachite moulue ou de placage de houx blanc… Un des murs de l’exposition semble fissuré de part en part – il s’agit d’une simple ligne tracée au crayon par l’artiste, qui fait écho aux parapets étrangement craquelés des tableaux du Vénitien et à ses nombreux trompe-l’œil. De même que la peinture de Crivelli, l’art de Collins ne livre ses secrets qu’aux plus curieuses et curieux.

Le commissaire de l’exposition, Jonathan Watkins, qui a eu l’idée de ce rapprochement aussi incongru que pertinent, est aussi l’auteur d’un article fondateur, en 1988, à une époque où presque personne ne s’intéressait à Crivelli sauf les spécialistes italiens de l’art marchisan² . Alors jeune critique d’art passé par la France et le poststructuralisme de Baudrillard, Foucault et Derrida, Watkins prenait le contrepied de l’histoire de l’art traditionnelle, celle de Vasari, de Berenson, qui ne trouvait pas de place pour un peintre échappant au récit téléologique de l’art italien de la Renaissance. Mais il remarquait chez Crivelli des détails qui n’avaient suscité aucun intérêt de la part des spécialistes de la période, parce qu’ils ne relevaient ni du naturalisme ni de l’imitation de l’art antique.

Intéressé en particulier par la capacité du peintre de la Vision du bienheureux Gabriele Ferretti à produire des trompe l’œil, il remarquait par exemple que dans ce tableau, la guirlande suspendue au-dessus du franciscain déposait une ombre portée sur le ciel peint dans le paysage : la guirlande fait apparaître la surface du panneau, en dépit de l’illusionnisme tridimensionnel qui s’impose au regard au premier abord. Autrement dit, le trompe l’œil fait apparaître le tableau comme surface peinte, comme artifice. Il en va de même de la mouche peinte non pas à côté de sainte Catherine, mais, proportionnée au spectateur et non au personnage, l’insecte rend sensible la surface peinte et « opacifie la peinture », pour reprendre une expression de Louis Marin, le seul en France à s’intéresser aux trompe l’œil crivellesques dans les mêmes années³ . Si bien que Watkins rapprochait la démarche de Crivelli de celle du Magritte de La trahison des images, dénonçant l’illusionnisme pictural avec les moyens même de la peinture. Plus loin, Watkins citait la critique d’art postmoderne Suzy Gablik, autrice en 1965 d’un article sur les « méta trompe l’œil » de Crivelli, ces ornements en relief que les Italiens appellent pastiglie a rilievo et dont Crivelli fait un usage constant jusqu’au milieu des années 1480⁴ . Cette technique, décriée par les historiens de l’art traditionnels comme artisanale voire archaïque, est au contraire interprétée par Gablik et Watkins comme une autre façon de dénoncer l’illusion picturale : par contraste avec les objets en relief, les objets peints n’en paraissent que plus bidimensionnels. Cet usage des pastiglie, que Crivelli a sans doute découvert dans l’atelier des Vivarini à Venise, mais qu’il pousse bien plus loin, avait déjà été remarqué par le conservateur du MoMA William Seitz. Dans le catalogue de l’exposition The Art of Assemblage qu’il y avait organisé en 1961, il rapprochait déjà les ornements en relief crivellesques des tableaux-reliefs de Gino Severini, Kurt Schwitters ou Daniel Spoerri⁵ .

L’exposition de Birmingham confronte enfin la peinture de Crivelli avec celle d’une autre artiste contemporain, Audrey Flack, elle aussi autrice d’un petit article paru en 1981 sur le peintre vénitien⁶ . Figure de la peinture photoréaliste et contemporaine de l’appropriationnisme, Flack se disait indignée dans son article par le traitement infligé à Crivelli par les historiens de l’art conventionnels et le rapprochait de son propre travail sur la peinture : « C’est comme si, pendant un instant, Carlo Crivelli faisait un pas de côté hors de son temps et maniait des idées qui ne seraient de nouveau abordées que cinq cents ans plus tard », écrit-elle.  L’important ici n’est pas le sens historique ou anachronique de ces rapprochements, mais le fait qu’il fallait un regard informé par l’art contemporain pour apprécier positivement l’art de Crivelli.

Mais l’époque où historiens de l’art du Quattrocento et artistes contemporains proposaient une vision complètement opposée de l’œuvre de Crivelli est révolue. L’association de Jonathan Watkins et d’Amanda Hilliam, pour l’exposition de Birmingham, le catalogue de l’exposition et la journée d’études qui a suivi le vernissage, le montre amplement. Les historien·nes de l’art enquêtent, d’une manière variée, sur Crivelli non plus comme un peintre d’arrière-garde, mais comme un peintre d’une incroyable subtilité et réflexivité. Stephen Campbell, dans sa tentative d’élaborer une histoire de l’art de la Renaissance italienne périphérique, note que Crivelli est un « avant-gardiste alternatif et intensément métareprésentationnel, qui utilise autant qu’il démasque les techniques de l’illusion picturale »⁷ . Qu’il s’agisse d’étudier ses techniques dans leur aspect le plus matériel (Daphne de Luca, Alessandro Delpriori), ses emprunts à l’orfèvrerie, aux arts textiles (Amanda Hilliam), ses jeux sur l’espace et l’ornement (Alison Wright), son usage « surréaliste » ou « camp » des détails (Anna Degler), Crivelli apparaît dorénavant comme un peintre dont la virtuosité n’a d’égale que son intelligence picturale. Je ne crois pas que l’artiste Rose Davey, qui participait à la journée d’études et autrice d’une vidéo sur le peintre vénitien, fait preuve d’un anachronisme excessif quand elle affirme que « Crivelli est l’artiste le plus conceptuel du XV^e siècle ».

Voilà deux fois en deux mois que je vois exposé de l’art ancien dans un musée d’art contemporain. La première fois, c’était au musée des Abattoirs à Toulouse, où une exposition montrant les célèbres tapisseries de La dame à la licorne était organisée. Comme à Birmingham, les sept tapisseries étaient montrées dans un espace vierge, où elles pouvaient respirer à l’aise, au milieu de grands murs blancs. De même, elles dialoguaient avec des pièces contemporaines, comme les dessins enluminés d’Agathe Pitié, La Noble pastorale écologiste de Suzanne Husky ou la vidéo La Licorne de Rebecca Horn. Si on s’était habitué à voir des œuvres contemporaines dans des musées d’art ancien, le contraire est, il me semble, plus rare et plus nouveau. Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’une stratégie pour attirer un public élargi dans un musée d’art contemporain. C’est peut-être un élément qui participe de l’intérêt des artistes d’aujourd’hui pour les arts du passé, pour l’histoire en général. Voir les œuvres d’art ancien comme des artistes historien·nes, c’est peut-être le mieux qu’il puisse arriver à l’historien de l’art que je suis.

In memoriam Beren Golsenne

1. Amanda Hilliam, « From Macchina d’Altare to Fragment : Ways of Seeing Carlo Crivelli », in Carlo Crivelli. Shadows in the Sky, exhibition catalogue, ed. A. Hilliam and J. Watkins, Birmingham, Ikon Gallery, 2022, p. 8-14. Le catalogue comprend des essais d’Alessandro Delpriori, Stacey Sell, Anna Degler, Audrey Flack et Jonathan Watkins. [↩]
2. Jonathan Watkins, « Untricking the Eye : the Uncomfortable Legacy of Carlo Crivelli », Art International 5 (Winter 1988), p. 48-58 ; reproduit dans Carlo Crivelli. Shadows in the Sky, p. 146-53. [↩]
3. Louis Marin, « Les mots et les choses dans la peinture », Annales d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de l’Université libre de Bruxelles, VI, 1984, p. 69-86. [↩]
4. Suzi Gablik, « Meta-trompe-l’œil », Art News 64 (1965), p. 46-49. [↩]
5. William C. Seitz, The Art of Assemblage, Exhibition catalogue, New York, The Museum of Modern Art, 1961,p. 26. [↩]
6. Audrey Flack, « On Carlo Crivelli », Arts Magazine 55 (1981), p. 93-95, reproduit dans Carlo Crivelli. Shadows on the Sky, p. 140-45. [↩]
7. Stephen J. Campbell, The Endless Periphery. Toward a Geopolitics of Art in Lorenzo Lotto’s Italy, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2019, p. 3. Campbell a aussi été le commissaire de l’exposition Ornament and Illusion. Carlo Crivelli of Venice à Boston. [↩]

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